Un livre intime sur le poids, la société, la grossophobie et le capacitisme.
Gros. Grosse. Comme ça résonne mal à mes oreilles! Ça me ramène dans la cour d’école, où l’on me violentait à cause de mon poids. Je sais que le mot semble fort, mais j’ai fréquemment reçu des insultes. J’ajouterais qu’on m’a aussi frappée et bousculée maintes et maintes fois. Simplement parce que j’avais un corps un peu hors normes.
La violence des mots
Pour Mickaël Bergeron, cette expression – gros.se – est plutôt descriptive et sans jugement. Depuis l’écriture de son livre, du moins. Car, fondamentalement, il connaît très bien la charge que peuvent contenir ces simples termes. Ces mots peuvent rentrer dedans comme un dix roues qui fonce à 150km/h. Violemment.
Le poids, c’est lourd à porter, dans tous les sens du terme. Le livre commence d’ailleurs sur un chiffre, celui que l’auteur a pu voir sur sa balance en 2012 : 484 livres. Une façon frappante de mettre la table pour une longue et prenante réflexion sur ce que notre société en pense et sur comment elle traite les personnes grosses. Le constat n’est pas joli.
Un cri d’amour
Entre les statistiques et les confidences, entre les questions (nombreuses) qu’il se (nous?) pose et les réflexions ouvertes, l’auteur nous fait prendre conscience à quel point le jugement négatif s’impose partout et dans toutes les sphères de la vie des personnes grosses. Amour, amitié, travail, santé, sexualité, être gros.se comprend son lot de deuils et de résilience. Dans le cas de Mickaël, c’est aller de l’avant dans la vie en solo. C’est avoir connu sa première et unique relation amoureuse à 30 ans. Se faire juger par des médecins. Ne jamais sentir de regard tendre. Ressentir un manque d’amour, cruellement.
Et ce livre, dans son ensemble, c’est un peu ça. Un grand cri d’amour. Une envie que les gens se regardent dans les yeux et se disent: tu es beau.belle, comme tu es. Et qu’on s’en foute, du poids. C’est difficile à faire quand on fait partie intégrante d’une société qui nous pousse toujours à nous dépasser et à nous faire sentir qu’il faut un certain gabarit, une certaine forme et une certaine capacité physique. Ce qui mène à une notion très importante: le capacitisme.
Des identités ouvertes dans une société capacitiste
Je cite Marie-France Goyer, enseignante à l’UQAM*: les personnes grosses sont considérées comme ayant une identité ouverte. Parce qu’on peut leur faire part, – ouvertement et sans se poser de questions si ça peut blesser ou heurter – de commentaires qu’on s’imagine utiles et constructifs. On ne se gênera pas pour suggérer à quelqu’un – qu’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam – de manger plus de légumes ou, encore, de faire plus d’exercices. Et ce, sans savoir si 1) la personne est en processus de perte de poids et 2) si cette personne n’est pas déjà très active et sportive. Contrairement à ce que l’on pense, le poids ne dit rien de la condition de santé de la personne.
Cela mène à cette idée qu’il faut un certain corps et une certaine capacité physique pour trouver l’acceptation et fonctionner dans la société. On appelle cela le capacitisme. Cette notion est beaucoup utilisée pour parler d’handicap. Mais, le poids et la grossophobie entrent aussi dans sa définition. C’est le fait qu’on:
normalise et favorise certaines formes et fonctionnalités corporelles qui fournissent un « capital culturel » et les « privilèges de la normalité » aux personnes pouvant s’en réclamer (Garland Thomson 2002 : 6). D’un même mouvement, il dévalue les formes et les fonctionnalités non conformes aux standards qui sont définies dès lors en termes de déficit, d’incapacité et de handicap.
Masson, Dominique. « Femmes et handicap. » Recherches féministes, volume 26, numéro 1, 2013, p. 111–129. https://doi.org/10.7202/1016899ar
Des discours culpabilisants
Si l’on se fie aux discours médicaux, le poids est un véritable handicap. En d’autres mots, on nous en parle en termes épidémiologiques, comme si on avait devant nous un problème infectieux à enrayer (Goyer, 2019) pour la survie de l’humanité. C’est grossier, exagéré et ça désinforme. Et Mickaël le rappelle fréquemment dans son ouvrage:
On ne peut pas nier que les risques [d’avoir des problèmes de santé] augmentent avec un réel surpoids, mais il faut cesser d’associer automatiquement poids et santé. […] Pour définir si un individu est en bonne santé, il faut connaître ses habitudes de vie, ses antécédents, son historique familial, son environnement, son travail, et encore! Le poids seul ne dit rien.
La vie en gros. Regard sur la société et le poids, Mickaël Bergeron, p. 97
On a tendance à responsabiliser les personnes grosses pour leur poids à la place de se questionner sur ce qui, socialement et structurellement parlant, fait en sorte que l’obésité, par exemple, augmente. Comme il l’explique dans son livre, il faut arrêter de fatshamer les gens s’ils ont envie d’entrer dans un processus de perte de poids ou simplement garder la forme. Ce n’est pas en hurlant à quelqu’un Check le.la gros.se qui fait du sport! qu’on va encourager la personne. C’est humainement dégoûtant de se faire traiter de la sorte.
Enrayer la haine
Il y a tant à faire afin que les gens comprennent que le poids, c’est avant tout un standard social qui est extrêmement discutable. Le jugement négatif qui vient avec le fait d’être gros.se est non seulement problématique, il est dangereux. Il peut faire en sorte, entre autres, qu’une personne grosse ne se présente jamais à l’hôpital pour être soignée, par peur d’être jugée. Ou d’être retournée à la maison en se faisant dire: perdez du poids!
C’est totalement anormal que l’auteur de ce livre en vienne à écrire une phrase comme:
Je me demande si ça va prendre du temps avant que quelqu’un comprenne que je suis mort seul chez moi. Je me demande si les gens vont me juger selon le ménage de mon appartement. Selon la bouffe de mon frigo.
La vie en gros. Regard sur la société et le poids, Mickaël Bergeron, p. 218
Il est terrible de lire ceci. Ça fait mal en dedans. C’est rageant.
Ce livre est d’autant plus important. Il s’agit d’un pas vers l’avant. Vers la compréhension et l’acceptation. La vie en gros est un énorme hug à tous.tes. Particulièrement à celles et ceux qui ont à vivre avec le poids: des regards, des commentaires, des jugements, des réflexions hâtives, de la désinformation, de la haine, des violences. On y trouve une réflexion nécessaire sur ce que ça fait, de l’intérieur, d’être gros.se. Le livre semble déjà trouver son écho chez plusieurs personnes et on ne s’en étonnera pas vraiment: il est humain, vrai et sensible. À lire absolument.
La vie en gros. Réflexions sur la société et le poids. Éditions Somme toute, 2019
*Elle offre le cours Intersectionnalité et sexualités que je viens de terminer, je vous le recommande chaudement! Ce texte se réfère à plusieurs de ses notes de cours.